dimanche 20 juin 2021
Le 1er mai à Paris, l’attaque du cortège de la CGT par une petite foule antisyndicaliste. Parmi les justifications a posteriori de ce triste épisode, il y avait l’envie de se venger d’un SO jugé stalinien, autoritaire et viriliste . C’est ignorer les évolutions des années 1990-2010 et, surtout, la mutation qui s’est engagée depuis 2017. Les collectifs ALS qui assurent aujourd’hui la protection des cortèges CGT aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec la réalité des années 1970… Explications par des militantes et militants de Région parisienne.
L’attaque du cortège de la CGT le 1er mai 2021 a été l’occasion d’une nouvelle salve d’articles et de commentaires sur son « service d’ordre ». Aussi bien dans les médias mainstream que dans les médias subversifs, comme Lundi matin, le fameux « service d’ordre de la CGT » a vu sa sulfureuse réputation se gonfler d’approximations, d’erreurs factuelles et de caricatures. Pour les premiers, cette mythologie sert le buzz pour attaquer une organisation syndicale qui, malgré ses limites et ses contradictions, fait obstacle aux manœuvres des capitalistes. Pour les seconds, il s’agit plutôt de valider l’avant-gardisme de certains groupes autonomes ayant versé dans l’antisyndicalisme.
Face à ce confusionnisme intéressé, il est nécessaire d’exposer les choses clairement. L’autodéfense ouvrière est une question éminemment politique, qu’il faut débarrasser des croyances et des légendes urbaines.
D’où vient la réputation autoritaire du SO de la CGT ?
C’est un héritage de la période stalinienne de la CGT, quand le stalinisme était puissant dans la classe ouvrière, de 1945 aux années 1990. Disposer d’un service d’ordre aguerri a été plus d’une fois utile pour aider des salarié·es à défendre leur piquet de grève contre des nervis patronaux, ou pour imposer le respect à la police dans des manifestations de rue régulièrement interdites jusqu’en 68. Dans la foulée de Mai 68, où la direction stalinienne de la CGT et du PCF avait tout fait pour freiner le mouvement révolutionnaire et le limiter à des revendications classiques, les militants PCF-CGT les plus obtus faisaient « la chasse aux gauchistes » aux portes et jusqu’à l’intérieur des entreprises. Ils se retrouvaient au SO pour « faire la police » dans les manifestations syndicales et politiques.
Ces pratiques indéfendables ont perduré avec des phases plus ou moins violentes jusque dans les années 1990. Entrecoupées de « paix des braves » signées avec la LCR dans les années 1980, ou avec la CNT au début des années 2000.
Quelle a été l’évolution dans les années 1990-2010 ?
L’effondrement des pays du « socialisme réel » et la désillusion née du gouvernement PS-PCF de 1981 a fortement affaibli et désorienté la CGT, comme le PCF faisant reculer leur sectarisme. C’est dans les années 1990 que les cortèges du PCF dans la rue ont été, pour la première fois, inférieurs à ceux de l’extrême-gauche. Dans les années 2000-2010, alors que les forces vives de la CGT se sont effritées, le SO traditionnel s’efface, se limitant à une simple protection du carré de tête. Entre pragmatisme et révolution politique, les responsables francilien du SO font peu à peu évoluer la doctrine : expulsion du SO de certains militants trop impulsifs, interdiction de l’alcool, protection du cortège syndical sans tenter de « faire la police » à l’extérieur.
Comment les manifs de 2016-2017 ont-elles marqué un tournant ?
La dernière fois que le service d’ordre de la CGT a voulu faire « la police des manifs », c’était durant la lutte contre les lois Travail, en 2016-2017, qui ont vu plusieurs altercations entre le SO de la CGT et d’autres manifestants.
Après la manif du 24 mars 2016, pour la première fois, des syndicalistes CGT ont d’ailleurs publiquement désapprouvé certaines pratiques, comme en témoigne un texte devenu célèbre dans les milieux militants. Son auteur s’est d’ailleurs ensuite activement engagé dans la mutation du SO CGT.
Le 12 mai, c’était cette fois un groupe autonome qui attaquait le SO CGT, réduit à une maigre troupe, dépourvue d’équipement. C’est un militant communiste libertaire qui se fit alors intermédiaire pour une trêve qui fut globalement respectée, sans le « match retour » que certains cégétistes réclamaient…
Enfin, lors de la manifestation du 12 septembre 2017, l’altercation avec un groupe féministe a fait scandale. Il s’agissait certes d’un dérapage individuel vite contrôlé, mais il a convaincu les organisations franciliennes de la CGT qu’il fallait accélérer la mutation du SO.
S’agit-il d’un replâtrage de façade ou d’une démarche politique ?
Les mois suivants, une mutation s’est engagée, associant largement les syndicats d’Île-de-France, dans l’idée de se passer du SO du type « garde prétorienne », ressenti comme un truc de « spécialistes », et de passer à un SO plus démocratique. Mais il n’a pas été fait de publicité de ce changement de cap. C’est seulement après l’agression du cortège CGT, le 1er mai 2021, que Le Canard enchaîné a levé le voile sur cette mutation, mais en la dépolitisant, en la réduisant à une histoire de rivalités personnelles et d’appareil [1]. En réalité, la démarche est sincère. Suffisamment en tout cas pour avoir convaincu des libertaires et révolutionnaires de la CGT de participer au SO nouvelle formule. Ce que, dans la configuration précédente, ils et elles n’auraient ni pu, ni voulu.
Quelle forme prend le SO nouvelle formule ? Que sont les collectifs ALS ?
La dénomination usuelle de « service d’ordre » – qui n’existe nulle part dans les statuts d’aucun syndicat – a le désavantage de laisser croire qu’il existerait un « service » centralisé et homogène, avec des spécialistes (voire des professionnels) du maintien de « l’ordre ».
En réalité, l’autodéfense est aujourd’hui assurée par un ensemble hétérogène de groupes, les collectifs Animation des luttes, sécurité (ALS). Chaque structure affiliée à la CGT (syndicat, UD, UL, fédération) peut constituer librement un collectif ALS. Il s’agit d’une pratique d’autodéfense reposant sur le mandatement, le fédéralisme et l’autogestion, dans l’esprit originel de la Confédération générale du travail.
Dans les grandes manifs parisiennes, qui peuvent rassembler des dizaines de milliers de personnes, les collectifs ALS s’agglomèrent généralement, en confiant à l’union régionale Île-de-France (Urif) le soin de les coordonner. Pour une initiative unitaire, les collectifs ALS peuvent se fondre au sein d’un SO unitaire avec Solidaires, la FSU ou la CNT.
Qui sont les membres des collectifs ALS ?
Les adhérent·es qui rejoignent leur collectif ALS à l’occasion d’une apparition publique de la CGT sont des syndiqué·es volontaires et bénévoles. Ils et elles sont mandaté·es par leur syndicat pour participer au collectif ALS qui, pour le reste, s’autogère comme bon lui semble. Pour que collectif ALS ne s’autonomise pas, il doit nécessairement être coordonné par une ou un camarade élu à commission exécutive de la structure.
En Île-de-France, de nombreux secteurs de la CGT contribuent activement aux collectifs ALS : le Spectacle, le Livre, l’Éducation, la Santé, l’Agroalimentaire, les UD…
Quelle sont le rôle et la stratégie des collectifs ALS ?
La plupart du temps, il s’agit de sécuriser les manifestantes et manifestants qui marchent avec la CGT, en coordonnant le déplacement collectif des cortèges, en garantissant la fluidité de leur progression et en prévenant les risques liés à la circulation. Depuis les années Valls et l’intensification de la répression, ils doivent également s’interposer régulièrement pour empêcher l’attaque des cortèges syndicaux par la police. Les ALS sont également présents pour soutenir les luttes locales et faciliter les initiatives plus « spectaculaires ».
La stratégie actuelle, impulsée notamment grâce à l’apport des féministes de la CGT, repose sur la désescalade, la féminisation, le pluralisme et l’élargissement à l’ensemble des organisations qui composent la confédération. Un effort est porté pour faire reculer le machisme et les postures virilistes, tout en encourageant les militantes à prendre des responsabilités de coordination. Les dérapages violents et les fonctionnements en « électron libre » ne sont pas tolérés, et il est entendu que leurs auteurs doivent être évincés ; il suffit en effet d’un dérapage individuel pour ternir l’image d’un collectif.
Bien sûr, l’action de rue n’est pas une science exacte, et des militantes et militants sous pression tout le long d’une manif peuvent encore commettre un geste « regrettable », mais les consignes sont politiquement claires et clean.
Y a-t-il collaboration avec la police ?
Il ne doit jamais y avoir de collaboration entre les collectifs ALS et la police : l’existence même des collectifs ALS se justifie par la volonté des syndicalistes de demeurer indépendant·es de l’État, et de se donner les moyens d’assurer leur autoprotection. Il est arrivé que la préfecture diffuse elle-même des rumeurs d’« étroite collaboration » entre la police et les syndicats afin de semer la zizanie. Pourtant, depuis 2016-2017 en Île-de-France, les violences policières à l’égard des manifs syndicales et la pression policière constante sur les collectifs ALS devraient suffire à annihiler les discours prémâchés sur « la CGT collabo de la police ».
C’est d’ailleurs pour se venger du refus des syndicats de venir à la préfecture discuter du parcours que le préfet a changé, durant la manif du 1er mai 2021, le schéma d’évacuation de la place de la Nation, sans avertir les syndicats dont les camionnettes se sont trouvés piégées comme on le sait, entre une muraille de robocops et les agresseurs antisyndicalistes.
Globalement, est-ce que cette nouvelle stratégie porte ses fruits ?
Malgré le contre-exemple que constitue l’agression des cortèges de la CGT le 5 décembre 2020 et le 1er mai 2021, la stratégie des collectifs ALS a globalement apaisé les tensions apparues en 2016 entre les syndicalistes et le « cortège de tête ». Cette stratégie implique le respect de la diversité des tactiques, un principe popularisé par le mouvement libertaire lors du cycle altermondialiste des années 2000 : la diversité des tactiques doit permettre la coexistence de tactiques de rue radicalement différentes, violentes et non violentes, en séparant les lieux selon le degré de confrontation voulu, tout en restant solidaires malgré ces divergences tactiques [2].
Les collectifs ALS doivent-ils « protéger » le cortège de tête ?
Le cortège syndical assume son autoprotection. Le cortège de tête doit assumer la sienne. Les collectifs ALS n’ont ni le mandat, ni la légitimité, ni la capacité d’assurer la protection de manifestant·es qui ont fait le choix de fonctionner en autonomie, sans se coordonner avec le cortège syndical.
D’ordinaire, lorsque le cortège de tête est disloqué par la police, ses participantes et participants viennent néanmoins s’abriter dans le cortège syndical. Dans ce cas, le respect de la diversité des tactiques suppose :
Quelle expérience a été tirée des événements de novembre 2020 à mai 2021 ?
Lors de la manif parisienne du 21 novembre 2020 contre la loi de Sécurité globale, l’ALS avait fait avancer le cortège syndical malgré un incendie allumé au milieu de la voie. Au prix d’une confrontation avec la police, celui-ci était arrivé sans trop d’encombres place de la Bastille.
Le 5 décembre suivant, la même tactique a en revanche eu des conséquences néfastes, car les manifestantes et manifestants n’ont pas réussi à suivre l’ALS. Coupé en deux à cause d’un incendie au milieu de la rue, séparé de l’ALS, le cortège syndical a subi l’agression à la fois d’un groupe non identifié et de la police.
Le 1er mai 2021, la leçon était retenue : alors qu’un incendie barrait de nouveau la voie, l’ALS a marqué l’arrêt et n’a repris la marche qu’une fois le feu éteint. Certains ont voulu y voir un « manque de solidarité » avec le cortège de tête, disloqué par les charges policières. Ce n’était nullement le cas. Mais comme expliqué pus haut, le mandat des collectifs ALS, c’est la sécurité du cortège syndical en maintenant sa cohésion. Il ne se projette pas au-delà.
Et maintenant ?
Ce texte ne fera sans doute pas vaciller ceux qui attaquent la CGT, dans Le Point, Valeurs actuelles, sur le web ou dans la rue. Mais pour les autres, pour toutes celles et ceux qui militent pour l’unité de notre camp social par delà ses fractures idéologiques et culturelles, et par-delà la diversité de nos choix tactiques, nous espérons qu’il aura apporté quelques éclairages utiles ainsi qu’une contribution pour nourrir un débat sérieux et conséquent sur la pratique de l’autodéfense ouvrière.
Des communistes libertaires syndiqué·es à la CGT
[1] « Martinez accusé d’avoir ramolli les gros bras de la CGT », Le Canard enchaîné, 5 mai 2021.
[2] Lire à ce sujet, dans dans Alternative libertaire, « Contre-sommet de l’Otan : La contestation muselée, mais pas vaincue » (mai 2009) et « 1999 : Seattle “invente” l’altermondialisme » (décembre 2009).