mardi 1er janvier 2019
Le 1° janvier 1949 dans l’Humanité Benoit Frachon, secrétaire général de la CGT, ancien anarcho-syndicaliste passé au stalinisme, s’attaque très correctement aux « portes-serviettes », cette bureaucratie de base qui se constitue alors grâce aux droits nouveaux gagnés dans les entreprises. On lit toute la compréhension et la sensibilité du vieux militant. Mais on remarquera qu’il passe sous silence la bureaucratie de l’appareil syndical. Comme s’il n’ y avait pas de lien entre l’existence de bureaucrates d’en bas et de bureaucrates d’en haut...
Le pire c’est que cet article reste d’une actualité confondante pour tant de permanents syndicaux... Bonne année quand même !
"Ma foi, camarades, je crois que nous avons mis dans le mille. Notre campagne pour une juste politique des élus ouvriers aux comités d’entreprise n’est pas au goût des charlatans du paternalisme.
Ils se remuent, s’agitent, s’enflent et sifflent comme si nous étions venus troubler inopinément de savantes manœuvres clandestines qui tenaient compte de tout.., sauf de votre bon sens. Ils ont lâché contre nous ce qu’ils ont de plus venimeux comme presse L’Aurore et le journal ouvrier (sic) du gaullisme.
Ça fait tout de même plaisir de les sentir se tordre de colère sous le pied, ces serpents-là. Nous allons les laissez mentir, injurier, déformer, ce dont, en général, ils se tirent fort bien. Et nous allons continuer à examiner avec vous, bien franchement, ce qui ne va pas et qu’il faut corriger d’urgence.
Chez nous aussi quelques camarades ont pris le mors aux dents. Ça, non plus, ce n’est pas si mal. Cela montre avant tout qu’on n’est pas très fier de s’être laissé prendre en défaut alors que tout commandait la vigilance.
Nous sommes tranquilles ; après ce premier mouvement (dicté le plus souvent par l’amour-propre froissé), la réflexion et la discussion avec les camarades d’atelier amèneront la plupart des protestataires à comprendre que nous avons raison.
Nul plus que nous n’a le souci de ménager et d’aider les cadres de la classe ouvrière. Et ce n’est un secret pour personne qu’on nous envie ces dizaines et ces dizaines de milliers de prolétaires militants dont le courage, la conscience de classe, l’esprit de sacrifice mettent en échec les complots ourdis contre la classe ouvrière et la C. G. T. En posant publiquement le problème des comités d’entreprise, comme nous le faisons, c’est un témoignage de cette sollicitude que nous leur donnons, en même temps que nous remplissons notre mission de dirigeants du mouvement ouvrier.
Le reproche qui pourrait nous être adressé, et que nous aurions sans doute mérité, c’est d’avoir trop tardé à le faire ainsi. Mais pourquoi faire cela avec tant d’éclat ? protestent certains rouspéteurs qui, sur le fond, reconnaissent que nous avons raison.
Eh ! chers camarades, parce que ni la classe ouvrière ni des organisations comme les nôtres ne sont atteintes de maladies honteuses.
Evidemment, on ne peut être glorieux de tomber dans des pièges de l’ennemi de classe. Mais la honte ne vient que lorsqu’on s’y complait. Elle vient alors sûrement, parce que ce sont les travailleurs eux-mêmes qui se chargent de régler leur compte aux élus défaillants. Contre un tel danger, la meilleure médecine, c’est encore celle qu’on s’administre en commun, dans une bonne et franche discussion publique ; c’est aussi la plus efficace et la plus rapide.
C’est encore elle qui nous permettra de nous guérir du « porte-serviette ». De quoi s’agit-il ? Tout simplement de la prolifération des « permanents »dans certains comités d’entreprise.
Légalement, le délégué au comité d’entreprise dispose de vingt heures par mois, payées par le patron, pour accomplir sa mission.
Or il se trouve que dans certaines entreprises un ou plusieurs délégués, avec l’accord, disons plutôt la complicité du patron, ont cessé tout travail. Ils sont devenus les permanents du comité d’entreprise. Ils parcourent l’usine, les « bleus » propres, la serviette sous le bras, l’air affairé, ou bien trônent le plus souvent dans un bureau parfois installé hypocritement par le patron, bien en vue de tout le personnel, afin que nul n’en ignore.
Certains d’entre eux vous disent naïvement qu’ils ont remporté une victoire en obtenant un ou plusieurs permanents payés par le patron ou par la caisse du comité d’entreprise. Ils essaient de se justifier à leurs propres yeux en disant qu’ainsi ils sont mieux aptes à militer pour le syndicat.
Ouais ! Dans le meilleur des cas, c’est le patron qui les a eus. Il savait bien, lui, que les ouvriers n’aiment pas ça et que tôt ou tard viendrait le terme « porte-serviette » ou autre, avec tout ce qui s’y attache de réprobation et de méfiance. Il savait bien que le militant qui se laissait prendre ainsi n’aurait plus la même autorité sur ses camarades. Il savait bien que pour ces derniers tout cela sent le « compromis », le fil à la patte », l’entorse à l’indépendance absolue.
Sans compter qu’on pourrait citer un certain nombre d’entre eux qui ont été ainsi perdus, qui se sont laissé corrompre et tiennent à leur place, sans plus se soucier de leurs électeurs. Ils sont devenus des auxiliaires du patron, sans plus.
Qu’on cherche bien, un peu partout, dans les cantines, les services divers, on sera parfois étonné du nombre de bons militants dont on a fait des économes, des marchands de soupe ou de viande, ou de pommes de terre et qui n’ont plus le temps de s’occuper du syndicat. Je veux citer le cas de ce comité d’une grande entreprise qui avait cru jouer un bon tour au patron en embauchant dans les services créés par lui une bonne douzaine de militants renvoyés pour leur action syndicale. Le bon tour ! C’est le patron qui le leur a joué.
Ces excellents militants ont perdu toute autorité sur les ouvriers, parce que, encore une fois, les « porte-serviette », ça ne leur dit rien.
Il est grand temps que les camarades qui, de bonne foi, ont commis cette faute la corrigent. Ils représentent l’organisation syndicale qui les a fait élire. Une faute de leur part rejaillit sur cette organisation.
Peut-être l’aide et le contrôle des sections syndicales leur ont-ils manqué, ce qui a pu faciliter leur erreur.
Je pense que l’une et l’autre doivent leur être donnés sans réserve pour que rapidement le « porte-serviette » ne soit plus qu’un méchant souvenir."
Benoit Frachon, in l’Humanité, 1° janvier 1949.