lundi 13 février 2023
Une tribune intéressante sur le droit de grève publiée par le quotidien « Le Monde » :
Si l’État contrôle la grève et ses modalités, alors la grève n’est plus »
Alors que les attaques de l’exécutif contre le droit de grève se multiplient, un collectif d’avocats spécialisés en droit du travail, membres du cabinet 1948 Avocats, rappellent dans une tribune au « Monde » l’histoire de cette « conquête fondamentale », véritable droit à l’insubordination et à la « révolte ».
Matraquage antiblocage, service minimum, menaces contre les actions militantes de la CGT-Energie : depuis le 19 janvier, les attaques de l’exécutif contre le droit de grève s’intensifient. Face à la mobilisation massive contre une réforme des retraites très impopulaire, le danger de nouvelles attaques contre ce qui a toujours été un droit à la contestation devrait être une préoccupation majeure de toutes celles et ceux qui se battent pour la défense de nos conquêtes démocratiques.
Le droit de grève, un droit au « blocage »
En droit français, la protection de la grève a une valeur constitutionnelle, consacrée par l’article 7 du préambule de la Constitution de 1946. Conquête fondamentale, la grève consiste en la suspension du contrat de travail et donc du lien de subordination auquel le salarié est soumis. Le droit de grève constitue un véritable droit à l’insubordination et à la révolte.Et, en cette matière, les contours de la légalité évoluent constamment.
Selon Philippe Waquet, ancien doyen de la chambre sociale de la Cour de cassation, « le droit du travail s’est construit, en grande partie, grâce aux grèves. Et la difficulté de réglementer la grève tient précisément à ce caractère irréductible du phénomène, qui échappe aux catégories classiques d’un droit construit autour de l’image du bon père de famille, prudent et diligent ». Ainsi, des fêtes à Renault-Billancourt, en 1936, à la grève des salariés de Lip, en 1973, le droit de grève a toujours entraîné bien plus que le « blocage » de l’économie : piquets de grève, barrages routiers, occupations d’usine sont autant de modalités d’expression de cette liberté fondamentalement politique.
Au nom du « devoir de travailler »
Face à cela, les attaques contre le droit de grève ont jalonné l’histoire du mouvement social. On peut bien sûr penser aux milliers de mineurs licenciés pour avoir participé à la grande grève de 1948, marquée par la brutalité de la répression policière. Plus tard, c’est par l’instauration de dispositifs législatifs pérennes que les gouvernements successifs ont cherché à dompter ce droit à la contestation. En ce sens, la loi du 31 juillet 1963 instaurait un préavis obligatoire dans les services publics. Adoptée quelques mois après la victoire des mineurs malgré leur réquisition, elle visait à empêcher toute grève sans intervention syndicale et à réparer l’affront fait au président de Gaulle.
Depuis lors, à chaque grève d’ampleur, le débat sur l’instauration d’un service minimum et le durcissement des sanctions disciplinaires à l’encontre des grévistes refait surface au nom du « devoir de travailler » ou de la « continuité des services publics ».
Dernière attaque d’ampleur, la loi Sarkozy de 2007 sur la continuité du service public. Véritable revanche après l’immense défaite de 1995 face aux cheminots, cette loi impose un « préavis dans le préavis » aux salariés des entreprises de transports de personnes en exigeant que les grévistes se déclarent quarante-huit heures avant le début du mouvement. Pourtant, le principe des préavis individuels était auparavant clairement sanctionné par la jurisprudence, car contribuant « à écarter chaque salarié du mouvement collectif pour le replacer dans un rapport individuel de subordination ».
La loi impose également une période de négociation préalable au dépôt d’un préavis de grève entre syndicats et employeur. L’objectif est clair : faire du choix de déclencher une grève une prérogative exclusive de ces syndicats et donc interdire les cessations du travail collectives surprises, décidées par la base des travailleurs, dans un secteur qui avait connu un important phénomène de coordination et d’assemblées générales au cours de la grève de 1986.
Si Nicolas Sarkozy revendiquait alors avec satisfaction le fait que dorénavant en France « lorsqu’il y a une grève, ça ne se voit pas », le rôle moteur de la SNCF et de la RATP dans les récents conflits sociaux lui aura donné tort.
Les réquisitions, un saut dans la répression
A l’automne, face à la grève chez Total et ExxonMobil, la décision de réquisitionner les raffineurs marquait un saut dans la répression des grévistes. Initialement adopté à la veille de la seconde guerre mondiale, le dispositif des réquisitions a ouvertement été utilisé par l’Etat pour mettre fin à une grève qui menaçait d’avoir un effet d’entraînement. Un tel usage banalisé de cet outil permet de forcer la reprise du travail dès lors que le gouvernement estime que le mouvement est illégitime.
La rhétorique antigrève qui reprend de la vigueur ces derniers jours au travers des propos d’Aurore Bergé, présidente du groupe parlementaire Renaissance, ou du ministre chargé des comptes publics, Gabriel Attal, fustigeant une minorité d’individus animés par la volonté de « bloquer » le pays n’est donc pas nouvelle. A chaque fois, les termes de paralysie, blocage, entrave, visent à masquer une réalité évidente : lorsque les salariés cessent de travailler, l’économie s’arrête. C’est tout simplement la conséquence logique de leur rôle productif essentiel pour la société.
Agiter le spectre du « blocage » permet également de diffuser une interprétation restrictive du droit de grève pour mieux la réprimer. C’est le sens des attaques en direction du secteur des transports, ciblé par la menace d’étendre les dispositions issues de la loi de 2007 et l’instauration d’un véritable service minimum. Clément Beaune assume ouvertement préparer une réforme législative en ce sens, main dans la main avec le patronat de la RATP et de la SNCF.
Sur un autre terrain, les menaces de poursuites pénales, les incitations à la délation formulées par Emmanuel Macron lui-même, et les tentatives d’assimilation au « terrorisme » visent à criminaliser l’action des militants de la CGT-Energie et leurs opérations « Robin des Bois » pour décourager toute pratique gréviste imaginative et subversive qui emporte l’adhésion de larges pans de la population. Si l’Etat contrôle le temps de la grève et ses modalités, alors la grève n’est plus.
Aussi, face à un exécutif fragilisé et alors que l’opposition à la réforme ne cesse de s’intensifier, défendre le droit de grève, y compris dans ses modalités les plus libres et les plus politiques, est une bataille déterminante.
Savine Bernard, avocate au barreau de Paris ; Elsa Marcel, avocate au barreau de Paris, membre de la direction de Révolution Permanente ; Xavier Sauvignet, avocat au barreau de Paris ; Marion Arnauld des Lions, avocate au barreau de Paris ; François Brunel, avocat au barreau de Bayonne ; Clara Gandin, avocate au barreau de Paris ; Yéléna Mandengué, avocate au barreau de Paris ; Emilie Videcoq, avocate au barreau de Paris ; Joao Viegas, avocat au barreau de Paris
Les signataires sont avocats du cabinet 1948 Avocats, ainsi dénommé en hommage au combat politique et judiciaire des mineurs grévistes de 1948.