lundi 1er janvier 2018
Nous reprenons ici un article paru dans le journal Le Monde :
Argentine : d’ex-dirigeants de Ford jugés pour complicité avec la junte
D’anciens cadres de l’entreprise américaine sont accusés d’avoir permis aux militaires de torturer des ouvriers à l’intérieur même d’une usine
C’est un procès historique et inédit qui se déroule en Argentine, où, pour la première fois, une entreprise multinationale est sur le banc des accusés pour violations des droits -humains et complicité avec la dictature militaire (1976-1983). D’anciens dirigeants de la firme automobile américaine Ford Motor Company sont soupçonnés d’avoir facilité la séquestration et la torture de 24 ouvriers de l’usine de General Pacheco, dans la province de Buenos Aires, durant les années de plomb. Trois délégués syndicaux n’ont jamais été retrouvés.
Plus de quarante ans après les faits, et après avoir été reporté à plusieurs reprises depuis plus de trois ans, le procès a débuté le 19 décembre au tribunal fédéral de San Martin, une juridiction située à 20 kilomètres au nord de Buenos Aires. Le « procès Ford » devrait durer plusieurs mois. L’actuelle direction de l’entreprise s’est refusée à tout commentaire et ne fournira aucun communiqué officiel.
Sur le banc des accusés, deux civils, le numéro 2 de Ford Argentina à l’époque, Pedro Muller, âgé de 86 ans, et le chef de la sécurité de l’usine, Hector Sibilla (91 ans), qui a travaillé jusqu’en 2004 à l’ambassade des Etats-Unis à Buenos Aires, ainsi que le général Santiago Riveros (94 ans), patron du 4e bataillon de l’armée. Tous trois nient les faits. Deux autres accusés dans ce dossier ne seront pas jugés : l’ancien patron de l’usine, Nicolas Courard, est mort en 1989, et l’ex-directeur des ressources humaines, Guillermo Galarraga, en 2017.
Dans le tribunal, des victimes et leurs familles, dont certains portaient des tee-shirts avec l’ovale bleu, emblème du constructeur américain. Certains des 24 employés étaient délégués syndicaux, les autres de simples ouvriers, mais aucun n’était membre d’un des mouvements de guérilla que le régime militaire combattait.
Les ex-cadres de Ford sont accusés d’avoir non seulement autorisé l’installation d’un centre de torture clandestin à l’intérieur même de l’usine, mais aussi d’avoir désigné les délégués syndicaux à mater, des « révolutionnaires », selon eux, et des « ennemis internes » pour la junte militaire, afin de justifier la répression qui a fait, en Argentine, quelque 30 000 disparus. Du même coup, Ford Argentina, qui employait 5 000 ouvriers, a profité de ce climat de terreur pour augmenter les cadences de productivité de l’usine et faire taire toute revendication syndicale. Les avocats de la partie civile dénoncent « un terrorisme d’entreprise ».
Un an avant le coup d’Etat militaire de 1976, les ouvriers du secteur automobile avaient lancé une dure grève, avec occupation des usines, pour exiger de meilleurs salaires, qu’ils avaient obtenus. Le 24 mars 1976, la présidente Isabel Peron était renversée par le coup d’Etat du général Jorge Videla. Quelques heures plus tard, à quelques kilomètres au nord de la capitale argentine, des centaines d’ouvriers pointaient à Ford quand une unité de l’armée investit l’usine. Ce jour-là, Jorge Constanzo, 25 ans, fut battu et torturé.
A 67 ans, l’ancien délégué syndical dit souhaiter « que justice soit faite ». Au fil des semaines, 24 autres délégués syndicaux furent séquestrés. Parmi eux, Carlos Propato, 69 ans, qui a raconté lui aussi avoir été arrêté pendant son travail. « Ils m’ont fait tomber dans l’escalier, j’avais la mâchoire cassée, ils m’ont torturé de 11 heures à 23 heures, des coups, des décharges électriques », raconte-t-il aujourd’hui.
« Pas un mot, pas un regret »
Le lieu de torture était un campement installé par l’armée dans le stade de l’usine. Le syndicaliste, qui a perdu un œil, fut ensuite conduit dans un commissariat voisin, puis dans une prison, où il continua à être torturé. En racontant son calvaire, Carlos Propato a du mal à cacher ses larmes. Les anciens responsables de Ford, accuse-t-il, « ont brisé la vie de trois générations, celle de nos parents, la nôtre et celle de nos enfants. Et de Ford, nous n’avons rien reçu, pas un mot, pas un regret, rien de rien ».
Les témoins ontdécrit un strict contrôle militaire non seulement à l’entrée de la fabrique, mais aussi à l’intérieur, ainsi que le démantèlement de la commission syndicale et le licenciement, sans aucune indemnisation, de quelque 300 ouvriers. Les militaires circulaient en maîtres dans l’usine, réclamant au service du personnel dossiers et fiches de renseignements sur leurs victimes. Le responsable des ressources humaines informa aux délégués qu’un colonel, Ramon Camps, exigeait qu’ils abandonnent toute revendication syndicale. Les ouvriers ignoraient à l’époque qui était ce colonel Camps, chef de la police de la province de Buenos Aires, et devenu icône du terrorisme d’Etat.
Au retour de la démocratie, un groupe d’ex-ouvriers avait témoigné devant la Commission nationale sur la disparition de personnes. Malgré les récits circonstanciés d’anciennes victimes et de leurs familles, le dossier fut abandonné pendant plusieurs années. Il fallut attendre 2013 et la désignation de la juge fédérale Alicia Vence pour que les anciens cadres de Ford soient inculpés.
Les lois d’amnistie, votées au retour de la démocratie, ne concernaient pas les responsables d’entreprise. Mais les complices civils d’enlèvements et de tortures ont bénéficié de l’impunité induite par ces lois (abrogées en 2003), la justice étant réticente à enquêter sur les liens entre le monde des affaires et la junte militaire. Ironie du sort, une voiture au volant de laquelle opéraient les tortionnaires, notamment pour les enlèvements d’opposants, est devenue le symbole des années de plomb : la Ford Falcon. La firme américaine avait vendu près de 300 modèles à la junte militaire.
Christine Legrand