mardi 10 mars 2020
La CGT (1975-1995), un syndicalisme à l’épreuve des crises.
Sous la direction de Sophie Béroud, Elyane Bressol, Jérôme Pélisse et Michel Pigenet. Editions Arbre bleu. 27 euros
Ce gros recueil de 530 pages ouvre large portes et fenêtres, complétant les interventions et débats exposés lors du colloque de l’IHS national tenu en novembre 2016 sur le thème d’un « syndicalisme à l’épreuve des crises ». Cette publication démontre que si hélas peu de participants fréquentent les réunions des IHS, la publication de leurs travaux est indispensable et permet à un large public de s’emparer des témoignages et études produites. Ce recueil publié à l’automne 2019 avec l’aide de différents laboratoires universitaires se présente sous la forme d’une édition de haute valeur scientifique mais aussi d’un grand intérêt politique, deux raisons qui expliquent sans doute le décalage entre la tenue du colloque et la publication.
L’ouvrage est construit autour d’une bonne introduction générale suivie des contributions de dix-sept syndicalistes dont plusieurs dirigeants confédéraux et de trente universitaires dont la fine fleur des études des mouvements sociaux avec à leur côté une flopée de jeunes chercheurs, historiens, sociologues et politologues. Chacun peut donc naviguer à son rythme entre toutes ces contributions. Pas de quoi se laisser impressionner par le poids du livre.
Une telle somme, passionnante, est bien sûr impossible à résumer. « Les crises » étudiées ici portent aussi bien sur la désindustrialisation, les répercussions des divisions politiques à gauche entre PS et PCF, la trahison de la gauche au gouvernement et les errements du PCF entre 81 et 84, la crise de la syndicalisation, la construction européenne, les tensions au sein de la direction confédérale... C’est sans doute la première fois que, sous l’égide de l’IHS, tant de choses sont révélées et assumées.
Car derrière les analyses sur les causes objectives de l’affaiblissement de la CGT c’est bel et bien a un certain tabou sur les relations entre PCF et CGT que s’attaque l’ouvrage. Pas une nouveauté bien sûr, ni de révélations extraordinaires. Juste l’énoncé de vérités qui menait directement un militant au purgatoire s’il se risquait alors à dire tout haut ce qui est dorénavant écrit (presque) en toutes lettres. Presque parce que trop souvent il faut encore avoir les clés pour décrypter certains témoignages...
Si ces vérités sont aujourd’hui admises pour être regarder en face (il faut mesurer l’ampleur du geste et il faut s’attendre à des réactions hostiles...) il faut regretter le manque d’analyses approfondies des causes historiques et des conséquences du lien étroit qui unissaient dirigeants et stratégies du PCF et de la CGT*. En cette période où certains responsables de fédérations et d’unions départementales n’hésitent pas à évoquer publiquement leur souhait de revenir à des liens étroits entre PCF et CGT, il y a une certaine urgence à tirer enfin un vrai bilan de ce que ces liens étroits ont produits, l’effondrement du PCF entrainant la CGT dans son déclin après avoir imprimé à la CGT les turpitudes propres à l’histoire du stalinisme. Qui a oublié, alors que Georges Marchais** passait régulièrement ses vacances en Roumanie et vantait « la voie originale au socialisme » du dictateur Ceaucescu que la Vie Ouvrière, hebdo de la CGT, publiait encore un dossier enthousiaste envers le régime quelques semaines avant la chute du « Conducator » roumain !
L’introduction générale peine un peu à légitimer le choix de la période étudiée : 75-95. Pourquoi ne pas partir de 68, voir un peu plus tôt avec la signature du pacte d’unité syndicale avec la CFDT*** ? Et ce malaise des rédacteurs est révélateur de leurs propres hésitations, craintes et frilosités devant la puissance de la bombe qu’ils lâchent en interne de la CGT. Certes Mai 68 avait déjà fait l’objet d’autres initiatives de l’IHS. Mais elles n’avaient pas la même audace... Il manque justement dans l’ouvrage une analyse des choix stratégiques du PCF et de la CGT en 68 pour éclairer l’entrée de la CGT dans « les crises » de ces deux décennies.
Une seconde faiblesse est avouée par les rédactrices et rédacteurs de l’introduction générale qui s’étonnent (?) qu’une seule contribution revienne centralement sur les années 81/84 (gouvernement PS/PCF). Alors que probablement c’est dans ces trois années qualifiées à juste titre de « charnières » que les erreurs stratégiques autour de Mai 68 (grève politique ou strictement revendicative) et de la signature du Programme commun (dont la CGT était signataire à côté du PCF, du PS et des Radicaux de Gauche) se sont payées cash. La trahison des espoirs de 81 aboutissant à un rejet massif « de la politique » par les travailleurs dont nous ne sommes toujours pas sortis. Et un décrochage de confiance vis-à-vis de la CGT, paralysée par la crainte de « gêner » les camarades ministres et soumise aux injonctions du PCF qui vantera un « bilan supérieur à 36 et 45 » pour justifier son acceptation des premières mesures d’austérité, de privatisations et de casse de l’industrie (sidérurgie en particulier) avant d’être écarté du gouvernement Fabius en 84.
Enfin il reste un terrain inexploré : l’impact du sectarisme du PCF sur l’affaiblissement des structures CGT. Magnifier l’URSS, exiger une discipline interne très forte, imposer la courroie de transmission (tout en niant son existence...) a détourné une frange de la jeunesse révoltée des rangs de la CGT. Pire la chasse « aux gauchistes », l’exclusion de militants « enragés », et en même temps la promotion délibérée de responsables PS (mais pas aux postes clés...) aura aboutit à ce que nombres de « révolutionnaires » choisissent ou furent contraint de se réfugier à la CFDT voir à FO. Puis dans les syndicats SUD quand ils furent chassés de la CFDT. Il est bien évident, au delà des opinions que chacun peut avoir sur les courants « révolutionnaires » très divers issus de Mai 68, que l’absence de cette frange radicale a lourdement fait défaut non seulement pour animer ou structurer l’outil syndical à la base mais aussi pour contrebalancer idéologiquement la dérive réformiste de la direction confédérale.
Mais soyons confiants. S’il devient désormais possible d’évoquer sereinement ces années « de crises », c’est que personne ne pourra plus longtemps empêcher d’aller aux racines des choses ! Et tenter de les résoudre enfin. Car on n’étudie pas l’histoire pour règler des comptes mais pour règler les problèmes.
*Pour comprendre l’histoire de la sujetion des syndicats aux partis communistes, lire d’urgence « Les organisations ouvrières internationales » petit manuel très éclairant écrit par Andrès NIN en 1932 qui fut un des dirigeants de l’Internationale Syndicale Rouge créée à Moscou par décision de l’Internationale communiste en 1921. Rappelons que les dirigeants syndicalistes-révolutionnaires de la CGT pesèrent alors de toutes leurs forces pour le fédéralisme et l’indépendance contre le centralisme et la soumission aux directives politiques de l’Internationale communiste. Et qu’il furent significativement exclus du PC qu’ils avaient largement contribué à fonder. Ce manuel est traduit pour la première en français par les Editions syndicalistes. 2019. 200 pages. 6,50 euros.
**Secrétaire général du PCF durant la même période.
***La CFDT d’alors doublait la CGT « à gauche » sur nombre de sujets et pratiques.